dimanche 3 janvier 2016

la naissance d'un joueur

"Non, dit Loujine, je veux jouer aux échecs.
– C'est compliqué, mon chéri, on ne peut pas apprendre en une seule fois." Il alla vers le bureau de son père, y trouva le coffret posé derrière un portrait. Sa tante se leva pour prendre un cendrier et, tout en chantonnant, elle laissa paraître sa préoccupation : "Ce serait horrible, ce serait horrible... – Voilà ! dit Loujine en posant la boîte sur un petit guéridon turc à incrustations. – Il faudrait aussi un échiquier, dit-elle. Tu sais, j'aime mieux t'apprendre à jouer à "qui perd gagne", c'est plus simple. – Non, aux échecs, dit Loujine, et il déplia l'échiquier de toile cirée. – Plaçons d'abord les pièces, dit sa tante en soupirant, les blanches ici, les noires là. Le roi et la reine l'un à côté de l'autre. Ça, ce sont les officiers. Ça, les chevaux. Et ceci, sur le côté, les canons. Maintenant..." Elle s'immobilisa soudain, tenant une pièce en l'air, et regarda du côté de la porte. "Attends, dit-elle, l'air inquiet. Je crois que j'ai oublié mon mouchoir dans la salle à manger. Je reviens tout de suite." Elle entrouvrit la porte, mais revint aussitôt. "Tant pis, dit-elle en se rasseyant. Non, ne place pas les pièces sans moi : tu embrouillerais tout. Ceci s'appelle un pion. Maintenant, regarde comment on les fait bouger. Le cheval galope, naturellement." Assis sur le tapis, son épaule frôlant le genou de sa tante, Loujine regardait sa main, parée d'un fin bracelet de platine, soulever et placer les figurines. "La reine est la plus mobile", dit-il avec satisfaction, et il rectifia du doigt la position de la pièce qui n'était pas tout à fait au milieu de la case. – Et maintenant, voilà comment ils prennent, expliquait sa tante, comme s'ils se poussaient, tu comprends ? Et les pions le font comme ceci : de côté. Lorsqu'on ne peut plus se fourrer nulle part, cela s'appelle "mat". Tu dois, par conséquent, prendre mon roi, et moi le tien. Tu vois comme c'est long à expliquer. Si l'on jouait une prochaine fois, hein ? – Non, tout de suite", dit Loujine.
Vladimir Nabokov, La Défense Loujine, 1930
(traduction par Genia et René Cannac revue par Bernard Kreise, 1974, Gallimard, "Folio", pp 51-52
source BNF